9

Quand elle arriva au lieu du rendez-vous, il s’y trouvait déjà. Elle était en retard, de quelques minutes seulement, mais ces minutes-là avaient beaucoup coûté à la jeune fille, car elles s’étaient ajoutées aux heures interminables de haine impuissante, de dégoût et de crainte qu’elle avait endurées après le départ sournois du juge, le matin même.

Sitôt franchie la porte de la boîte de nuit, Kay s’arrêta une seconde sur le seuil. Les lumières tamisées, les teintes discrètes des murs et des tentures, la musique douce exécutée par trois musiciens seulement y créaient une ambiance reposante. Les clients étaient rares et Kay ne reconnut personne. Elle entrevit pourtant bientôt le reflet d’une chevelure argentée appartenant à un homme assis à une table, en retrait et en arrière de l’estrade des musiciens. Elle se dirigea de ce côté, plutôt parce qu’elle se doutait que le juge choisirait une table ainsi placée que parce qu’elle l’avait reconnu.

Il se leva galamment et l’aida à s’asseoir.

— J’étais sûr que vous viendriez, dit-il d’un petit air fat.

Comme si j’avais eu le choix, vieille canaille !

— Bien sûr, je suis venue, dit-elle tout haut. Je regrette de vous avoir fait attendre.

— Je suis ravi que vous le regrettiez de vous-même... parce qu’autrement vous m’auriez forcé à vous punir.

Il riait en disant cela, mais son rire trahissait seulement le plaisir sadique que lui procurait cette idée. Il passa le revers de sa main sur l’avant-bras de la jeune fille, ce qui lui donna la chair de poule.

— Kay ! Ma jolie petite Kay ! commença-t-il d’une voix pâmée. Il faut que je vous avoue quelque chose : ce matin je me suis conduit avec vous un peu comme un maître chanteur.

Pas possible.

— Ah ! oui, dit-elle seulement.

— Vous avez bien dû vous en rendre compte. Mais je voudrais que vous sachiez dès maintenant que je ne parlais pas sérieusement  – sauf lorsque j’ai fait allusion à ma solitude. Les gens ne comprennent pas que, pour être magistrat, on n’en est pas moins homme.

« Ça, c’est pour moi », se dit-elle, en se forçant pourtant à sourire.

Ce lui fut assez difficile. D’autant que, pour ce petit discours à la fois insinuant et plaintif, la voix du juge avait pris une intonation geignarde et que ses traits s’étaient étirés comme ceux d’un épagneul. Kay ferma à demi les yeux pour effacer cette impression mais vit aussitôt apparaître dans son esprit une image si nette d’une tête de chien émergeant du col cassé du juge qu’elle se souvint en même temps d’une phrase entendue jadis : « Ce chien est idiot parce que, quand il était petit, sa mère l’a complètement abruti à force d’aboyer. » Ce fut ce souvenir qui lui permit de sourire, mais, bien entendu, son interlocuteur se méprit totalement sur l’origine de ce sourire ainsi que sur l’expression qui l’accompagnait. Il lui caressa de nouveau le bras. Le sourire s’effaça aussitôt, quoique les dents de la jeune fille restassent visibles.

— Je m’explique, roucoula-t-il, vous comprenez, je voudrais par-dessus tout être aimé pour moi-même. Je suis navré d’avoir été contraint d’exercer une certaine pression sur vous. Ne voyez là qu’un désir ardent de réussir. Vous connaissez le dicton : « Tout est permis... »

— ... En amour et à la guerre, acheva-t-elle docilement.

Elle pensait : « Il s’agit bien de guerre, en effet ; c’est un ultimatum : aime-moi pour moi-même, ou gare... »

— Je ne suis pas exigeant, susurra-t-il entre ses lèvres luisantes. Mais, voyez-vous, un homme a besoin de tendresse...

Elle ferma les yeux juste à temps, pour empêcher le juge de les voir se lever vers le ciel. Pas exigeant ! Seigneur ! Somme toute, il ne demandait à Kay que de s’accommoder de ses hypocrites précautions, inspirées par la peur du qu’en-dira-t-on, de subir son visage, sa voix, ses mains... Un rien ! « Le porc, le maître chanteur, le vieux satyre ! Oh ! Bobby, Bobby, cria-t-elle intérieurement dans un élan de désespoir, je t’en supplie, tâche au moins d’être un bon docteur ! »

Cela dura longtemps, très longtemps. On apporta des verres. Bluett avait choisi lui-même la mixture qu’il estimait devoir convenir à une innocente jeune fille : un sherry flip. Malheureusement il était trop doux et la mousse laiteuse englua désagréablement les lèvres de Kay. Elle sirota à petites gorgées, tout en laissant couler le flot sirupeux de fausse sentimentalité que le juge déversait sur elle. Elle acquiesçait de temps en temps, ou souriait, mais en cessant le plus souvent possible de l’écouter pour prêter l’oreille à la musique, fort agréable, ma foi, que jouaient un piano, une contrebasse et une guitare. Pendant quelques instants ce fut même la seule chose qui la réconciliât un peu avec un monde abject.

Le juge Bluett possédait, apprit-elle, une petite garçonnière, discrète à souhait, installée au-dessus d’une boutique, dans un coin paisible des bas quartiers.

— Le magistrat travaille au tribunal ou dans son bureau, expliquait-il pompeusement, et il habite une belle maison sur la colline, mais l’homme dispose en outre d’un petit nid confortable malgré la vulgarité du cadre. Là il peut se dépouiller de sa toge, de ses honneurs, de ses dignités et s’apercevoir qu’un sang chaud coule encore dans ses veines.

— Ce doit être charmant.

— Et aucune indiscrétion à craindre, dit-il dans un grand élan d’expansion. On passerait aussi inaperçu à deux que tout seul. Et il y a bien entendu tout le confort : une cave bien garnie, un garde-manger à portée de la main... C’est comme une oasis enchanteresse au milieu du désert. Comme l’a dit Omar Kayham : « Une miche de pain, une cruche de vin et... toi... »

Il acheva son discours dans un murmure rauque, et Kay eut tout à coup l’impression absurde que, si les yeux du juge continuaient une seconde encore à sortir ainsi de leurs orbites, jamais plus ils ne pourraient reprendre leur place normale.

Elle referma les siens et soupesa mentalement les ressources de patience dont elle disposait. Elle conclut qu’avec de la chance elle parviendrait à tenir le coup encore vingt secondes... dix-huit... seize... Ah ! c’était du propre. La carrière de Bobby allait s’envoler en fumée, comme un nuage de fumée, comme un nuage de cigarette, au-dessus de cette petite table pour amoureux...

A ce moment, Bluett ramena ses pieds sous lui et se leva.

— Excusez-moi un instant, dit-il.

Peu s’en fallut qu’il ne claquât les talons. Il lugea même bon d’ajouter à ses paroles une petite plaisanterie d’un goût douteux sur les exigences de la nature. Il s’éloigna d’un pas, se retourna et fit remarquer à Kay que ce n’était là que le tout premier des mille petits détails intimes qu’ils auraient prochainement à apprendre l’un de l’autre. Il repartit, puis se retourna encore une fois.

— Pensez-y bien, dit-il. Pourquoi ne pas, dès ce soir, nous enfuir dans notre île enchantée ?

Il s’éloigna enfin pour de bon  – il fit bien car il avait été à deux doigts de recevoir un bon coup d’escarpin verni à la hauteur de sa chaîne de montre !

Quand elle fut seule à sa table, Kay parut s’effondrer à vue d’oeil. Jusque-là, la colère et le dégoût l’avaient soutenue ; maintenant, au moins pour un temps, c’était à la peur et à la lassitude qu’ils avaient fait place. Ses épaules se voûtèrent, son menton retomba sur sa poitrine et une larme roula le long de sa joue. Non, c’était décidément au-dessus de ses forces... C’était payer trop cher, même une Faculté entière... Elle préférait déclarer forfait. Il fallait à tout prix, et tout de suite, qu’un miracle vînt la tirer de là...

Le miracle se produisit sous la forme de deux mains qui apparurent sur la nappe devant elle.

Elle leva la tête et rencontra le regard d’un jeune homme qui se tenait debout en face d’elle.

Il avait un large visage assez banal et une bouche bien dessinée. Il était presque aussi blond qu’elle, mais ses yeux étaient plus foncés...

— Il est curieux de voir que la plupart des gens ne font pas plus attention à un musicien qu’à un palmier dans son pot, quand ils se mettent à déballer leurs petites affaires de coeur, remarqua-t-il. Vous me paraissez plutôt mal prise, ma belle enfant !

Kay sentit un peu de sa colère lui revenir, mais pour disparaître presque aussitôt dans un océan de honte.

— Je vous prie de me laisser tranquille, dit-elle seulement.

— Je ne peux pas. J’ai entendu ce que vous disait ce joli coco.

D’un mouvement de la tête il indiquait la direction du lavabo.

— Vous avez un moyen de vous en tirer, ajouta-t-il, mais il faut me faire confiance.

— Je ne sais pas trop si je gagnerais au change, dit-elle froidement.

— Ecoutez-moi toujours ; mais en silence et jusqu’au bout. Après, vous ferez ce que vous voudrez. Quand il reviendra, vous allez vous débarrasser de lui. Vous lui promettrez d’aller chez lui demain soir. Tâchez de vous montrer bonne comédienne. Dites-lui qu’il ne faut pas que vous sortiez d’ici avec lui, pour ne pas vous faire remarquer. Croyez-moi, il y sera tout disposé !

— Et une fois qu’il sera parti, je resterai à votre merci ?

— Vous êtes idiote... Non, je vous demande pardon... Vous partirez la première. Vous irez tout droit à la gare et vous y prendrez un des premiers trains en partance. Il y en a un en direction du Nord à 3 heures et un autre en direction du Sud à 3 h 12. Vous avez le choix. Allez où vous voudrez ; cachez-vous, cherchez du travail, et ne vous faites pas repérer.

— Et l’argent ? Il ne me reste que trois dollars pour finir ma semaine.

Il tira un long portefeuille de la poche intérieure de sa veste.

— En voici trois cents. Vous êtes assez intelligente pour vous en tirer avec ça.

— Mais vous êtes fou ! Nous ne nous connaissons même pas. D’ailleurs je n’ai rien à vendre !

Un geste d’exaspération échappa à Kay.

— Qui vous parle de cela ? Je vous ai dit de prendre un train. N’importe lequel. Ce n’est pas moi qui vous suivrai, n’ayez crainte.

— Je vous répète que vous êtes fou. Comment pourrais-je vous rendre votre argent ?

— Ne vous en faites pas pour ça. Je travaille ici ; si cela vous fait plaisir, passez un jour, dans l’après-midi, je n’y suis jamais à cette heure-là, et déposez l’argent.

— Mais pourquoi, mon Dieu, faites-vous cela pour moi ?

— Mettons que ce soit un instinct du même genre que celui qui me fait donner du poisson cru à des chats de gouttière. Cessez donc de discuter. Il faut que vous sortiez de cette impasse et je vous en offre le moyen.

— Je ne peux pas accepter.

— Avez-vous de l’imagination ? Vous savez, de celle qui vous fait voir les choses comme si on les vivait ?

— Je... je crois...

— Dans ce cas, je m’excuse, mais vous mériteriez des claques. Si vous ne faites pas ce que je viens de vous dire, ce salopard va vous...

En une demi-douzaine de mots simples et concrets, il lui décrivit exactement ce que le salopard lui ferait. Après quoi, d’un geste adroit, il glissa les billets de banque dans le sac à main de la jeune fille et regagna son estrade.

A la fois tremblante et prête à s’évanouir de dégoût, elle attendit le retour de Bluett. Il faut dire qu’elle avait une imagination visuelle très développée.

— Savez-vous ce que je faisais pendant que vous m’attendiez ? demanda-t-il en s’installant sur sa chaise et en faisant signe au garçon de lui apporter l’addition.

« Voilà, pensa-t-elle, un genre de question bien propre à me remonter. »

— Quoi donc ? demanda-t-elle tout haut avec candeur.

— Je pensais à notre petit nid. Je me disais qu’il serait vraiment délicieux de pouvoir y courir après une rude journée de travail et de vous y trouver en train de m’attendre. Et personne n’en saurait jamais rien, ajouta-t-il avec un sourire satisfait.

Kay adressa une muette prière au Ciel : « Seigneur, pardonnez-moi, je ne sais pas ce que je fais ! »

— Je trouve votre idée charmante, ajouta-t-elle tout haut. Vraiment charmante.

— Et vous savez, continua-t-il, ce ne serait pas...

Brusquement il se rendit compte de ce qu’elle venait de dire et sursauta.

— Quoi ? fit-il stupéfait.

Pendant une seconde elle eut presque pitié de lui. Il avait bien préparé sa ligne, bien aiguisé et appâté ses hameçons, bien pris son élan pour lancer sa mouche et voilà qu’elle le privait d’une partie de son plaisir en arrivant derrière son dos avec un panier plein de poisson ! Elle avait capitulé sans lui laisser la satisfaction du combat.

— Eh bien, balbutia-t-il, eh bien, mais... Je... hum... Garçon !

— Mais pas ce soir, Armand, dit-elle d’un air digne.

— Voyons, ma petite Kay, venez au moins jeter un coup d’oeil. Ce n’est pas loin d’ici.

Elle cracha dans ses mains (au figuré s’entend), prit sa respiration et se jeta à l’eau  – tout en se demandant vaguement à quel instant exact elle avait pris cette décision insensée. Elle battit délicatement des paupières, deux fois seulement, et dit avec douceur :

— Voyez-vous, Armand, je n’ai pas votre expérience et je... (Elle hésita, baissa les yeux.) Je voudrais tant que ce soit une réussite... Ce soir, c’est tellement soudain... Je n’ai eu le temps de rien prévoir. Il est affreusement tard, nous sommes fatigués tous les deux et il faut que je sois à mon travail demain matin. Mais après-demain, c’est ma journée de congé. Et puis... (Ici elle eut un trait de génie et inventa sur le moment le mensonge le plus vague et le plus cru à la fois de toute son existence.) Et puis, conclut-elle avec un joli petit geste de pudeur, je ne peux pas avant...

Elle le regarda du coin de l’oeil et vit quatre expressions bien distinctes passer successivement sur son visage osseux. Elle s’aperçut qu’elle était encore assez lucide pour s’en étonner, n’arrivant à imaginer pour sa part que trois réactions possibles à une affirmation de ce genre. Au même instant le guitariste, derrière elle, arrêtait son petit doigt sur la corde du do, après un fluide « glissando »...

Avant qu’Armand Bluett ait pu reprendre son souffle, elle dit :

— A demain, Armand. Mais... (Ici elle rougit. Quand elle était enfant, à l’âge où elle lisait Ivanhoé ou Le tueur de daims, elle s’entraînait à rougir à volonté devant son miroir. Elle n’y était jamais parvenue. Pourtant cette fois-ci elle y réussit du premier coup.) J’espère que ce ne sera pas aussi tard qu’aujourd’hui...

Pour la deuxième fois en quelques minutes elle s’étonnait elle-même. « Pourquoi n’ai-je pas essayé ce truc-là plus tôt ? » se disait-elle intérieurement.

— Demain soir ? Vous viendrez vraiment ? dit-il. Bien vrai ?

— A quelle heure, Armand ? murmura-t-elle d’un air soumis.

— Voyons... hum... euh... disons 11 heures, si vous voulez.

— Oh non ! Il y aurait trop de monde. Plutôt 10 heures. Avant la sortie des cinémas.

— Je savais bien que vous étiez très intelligente, dit-il avec admiration.

Elle saisit la balle au bond.

— Il y a toujours trop de monde, dit-elle en jetant un regard autour de la salle. Vous savez, nous ne devrions pas partir ensemble ce soir. C’est une simple précaution.

Il hocha la tête avec étonnement, mais il rayonnait.

— Je vais...

Elle prit un temps, en surveillant les yeux et la bouche de Bluett.

— Je vais m’en aller comme ça, tout simplement, dit-elle en faisant claquer ses doigts. Inutile même de nous dire au revoir...

Elle se leva d’un bond et sortit rapidement en serrant son sac contre elle. Au moment où elle passait près de l’estrade, le guitariste lui dit sans bouger les lèvres, d’une voix tout juste assez forte pour qu’elle pût l’entendre :

— Bravo, ma chère ! Vous mentez comme une professionnelle !